Anne-Marie Pascoli

Ressentir ‘’la mer autour de nous’’ pour faire alliance entre le proche et le lointain*

Article écrit par Emmanuel Roche Ostéopathe DO.

‘’Même lorsque nous ne voyons pas l’océan, nous sentons sa présence’’
William Garner Sutherland DO.

La médecine ostéopathique est classée d’ordinaire dans la catégorie des médecines dites naturelles parce qu’elle fait appel, pour être mise en œuvre, aux seules ressources de guérison inhérentes au corps sans utiliser d’autres médiations que les mains connaissantes de l’ostéopathe.

Celui-ci en dénouant ‘’les nœuds du corps », restaure la mobilité des tissus et la liberté de circulation des nutriments et des informations nécessaires au fonctionnement harmonieux de l’organisme. Mais si la pratique médecine ostéopathique3 repose bien sur des principes naturels non toxiques pour l’environnement peut-on pour autant la qualifier de médecine écologique ? Sans aucun doute si l’on comprend qu’une « médecine véritablement holistique ne s’arrête pas au lien entre le corps et l’esprit, mais doit prendre en compte la globalité ‘’être humain-planète ‘’. »4 et contribuer ainsi à ce que les patients retrouvent une connexion sensible plus consciente et profonde avec une nature qu’ils conçoivent le plus souvent comme leur étant extérieure.

En effet, si l’on cherche à comprendre pourquoi il nous est si difficile de changer notre comportement suicidaire envers la nature, on découvre que c’est parce que nous n’avons plus vraiment conscience d’en faire partie. Nous ne traitons plus la nature que comme un ‘’autour’’ qui l’environne. La nature nous parle sans cesse, mais nous ne semblons plus en mesure d’en comprendre le langage. La vie urbaine, devenue pour nous une vie confinée dans des boîtes, conditionne notre esprit à se penser et à se vivre comme isolé. Notre conscience de faire partie d’un monde naturel commun n’est alors le plus souvent vécue que d’une façon abstraite et nous ne ressentons pas comme une réalité sensible notre immersion et notre appartenance au ‘’monde de la vie’’.

Plus que dans la frontière théorique entre vivant et non-vivant, l’obstacle à la perception sensible de l’unité de la nature réside dans notre incapacité à la ressentir véritablement non comme une idée abstraite mais comme une présence dont nous faisons partie.


*Cet article a été rédigé pour le colloque international les frontières du vivant et du non-vivant et l’unité de la nature , Lectures croisées Orient – Occident à l’Université de Bourgogne à Dijon les mercredi 3 – jeudi 4 avril 2019
2 Emmanuel Roche DO est ostéopathe à Dijon depuis 1990, Président de la SOFA , Société-Ostéopathique-Franco-Américaine http://s-o-f-a.fr et Membre de l’Osteopathic Cranial Academy américaine. https://cranialacademy.or1g/
3 « Les principes de la médecine ostéopathique
1) Le corps est une unité; 2) Le corps est capable d’autorégulation, d’auto guérison et de maintien de la santé3) La structure et la fonction sont interdépendantes.
4) Le traitement rationnel est basé sur une compréhension des trois principes ci-dessus. https://cranialacademy.org/patients/about-osteopathy/
4 Carolyn Raffensperger, directrice exécutive du Science and Environmental Health Network (SEHN), https://www.sehn.org/

Comme l’écrit le philosophe et écologiste David Abram5 : « Aussi longtemps que nous ferons l’expérience des profondeurs invisibles qui nous entourent comme d’un espace vide, nous serons en mesure de nier, ou de dénier, notre interdépendance radicale avec les autres animaux, les plantes et la terre vivante qui nous nourrit. […] C’est seulement lorsque nous commençons, à nouveau, à faire attention à notre immersion dans l’air invisible, à en faire l’expérience, que nous commençons à nous souvenir de ce que signifie être pleinement partie du monde. »6

Malgré ce constat pessimiste, je voudrais partager avec vous une lueur d’espoir provenant de mon expérience d’ostéopathe. Les véritables révolutions sont souvent silencieuses. Il en est une dont je souhaite ici témoigner. Depuis le début de mes plus de trente ans de carrière en tant qu’ostéopathe, j’ai pu observer année après année chez mes patients, un lent mais profond approfondissement du ressenti de leur corps et l’émergence d’une nouvelle sensibilité témoignant d’un changement discret mais réel de leur rapport au monde et donc à la nature.

La médecine ostéopathique et principalement l’approche dite dans le champ crânien7 a le Pouvoir de reconnecter les patients à leur corps et de les ouvrir à un ressenti élargi et plus participatif.
Ainsi une recherche8 récemment publiée9dans le prestigieux magazine Nature démontre, à travers une étude de neuro-imagerie fonctionnelle par IRM, que le traitement ostéopathique d’équilibration articulo-ligamentaire, en procédant par écoute tissulaire et non par les manœuvres forcées des articulations, renforce sensiblement la capacité du patient à ressentir son corps en améliorant l’intégration des informations intéroceptives et extéroceptives et contribue ainsi puissamment à sa guérison.
Au-delà de son efficacité thérapeutique, le succès d’approches holistiques comme l’ostéopathie dite Biodynamique10 répond à ce besoin profond des patients de retrouver


5 David Abram (1957) est un philosophe américain écologiste connu pour son travail, reliant la phénoménologie de Merleau- Ponty aux problèmes environnementaux et écologiques. Il est l’auteur de Becoming Animal : An Earthly Cosmology non traduit et de The Spell of the Sensuous : Perception and Language in a More-than-Human World (1996), traduit en 2013 sous
le titre de Comment la terre s’est tue, pour une écologie des sens par la philosophe des sciences belge Isabelle Stengers. Dans ce livre, Abram retrace ses expériences personnelles avec des magiciens traditionnels balinais et des moments de communication privilégiés, d’expériences vécues avec la nature, il y découvre que la nature ne cesse de nous parler mais que c’est nous qui ne savons plus l’écouter.
6 David Abram, Comment la terre s’est tue, La Découverte, 2013, p. 329-331
7 https://cranialacademy.org/patients/about-osteopathy/
8 Cette recherche a exploré dans quelle mesure le traitement ostéopathique manuel dit fonctionnel8améliore l’intégration de l’activité cérébrale chez des lombalgiques chroniques. En particulier au niveau de l’insula, au cours d’une tâche de conscience intéroceptive consistant à évaluer son propre rythme cardiaque et de conscience extéroceptive au travers des questionnaires évaluant la perception de la douleur. L’expérience fut menée avec un échantillon de 32 adultes droitiers atteints de lombalgie chronique assignés au hasard soit à un groupe recevant un traitement ostéopathique soit à un groupe témoin recevant un faux traitement manuel. Les patients reçurent 4 séances hebdomadaires. Des IRM fonctionnels de leur cerveau exécutant la tâche intéroceptive d’écoute de leur rythme cardiaque furent réalisés à trois reprises. Avant le traitement, après le premier traitement puis 1 mois plus tard. Les résultats ont révélé que l’intervention ostéopathique fonctionnelle a produit, après un mois, une réduction distincte et spécifique de l’activité cérébrale dans les zones spécifiques liées à l’intéroception, à savoir l’insula bilatérale, du cortex cingulaire antérieur, le striatum gauche et du Gyrus fusiforme, améliorant ainsi de façon notable la capacité des patients traités à réaliser la tâche intéroceptive de perception consciente de leur rythme cardiaque.
Rappelons que de nombreuses études neurophysiologiques, comme celle de Craig, ont révélé que l’insula peut être considéré comme une véritable plaque tournante de l’intégration des informations en provenance du corps et venant de l’extérieur du corps. C’est en assemblant les informations intéroceptives telles que la conscience des sensations du corps et les informations extéroceptives telles que le toucher, la douleur, l’odeur et le goût que se constitue la conscience de l’espace qui nous entoure. On parle d’espace péri personnel. L’insula est donc un point de rencontre entre les milieux internes et externes.
9 Cerritelli, F., Chiacchiaretta, P., Gambi, F. et al. Effect of manual approaches with osteopathic modality on brain correlates of interoception : an fMRI study. Sci Rep 10, 3214 (2020). https://doi.org/10.1038/s41598-020-60253-6
10 Le modèle biodynamique de l’ostéopathie développé aux USA à partir des années 1990 par le Dr James Jealous DO est le prolongement et l’enrichissement du travail du Dr Sutherland DO créateur des techniques d’équilibre ligamentaire et tissulaires et surtout à partir des années 1930 de l’ostéopathie dite dans ‘’le champ crânien’’ . Le modèle biodynamique au- delà du modèle biomécanique et neurologique ostéopathique traditionnel enseigne la perception et l’utilisation clinique des

Un lien conscient et sensible avec le grand corps de la vie. Outre le soulagement espéré, lors de chaque séance, il est donné aux patients l’occasion d’une écoute plus attentive de leur corps dont ils peuvent apprendre à mieux ressentir et découvrir plus consciemment la vie subtile et les ressorts cachés.

Pour mieux comprendre comment l’approche ostéopathique est capable de contribuer puissamment à transformer la perception que les patients ont de leur corps et de l’environnement, il est nécessaire d’envisager l’expérience perceptive ostéopathique comme un voyage que l’ostéopathe réalise par une échoïsation empathique consciente avec son patient.

La relation thérapeutique ostéopathique par la résonance qu’elle crée amplifie les ressentis du patient qui peut découvrir avec surprise le dialogue silencieux entre son corps et l’écoute active du thérapeute. Chaque traitement est ainsi un voyage que l’ostéopathe et le patient font en commun et dont le fruit est souvent l’expérience bouleversante et la prise de conscience troublante que le corps est animé par une force subtile et intelligente qui déborde de leurs corps tel qu’ils le conçoivent. Devenu plus attentif à son ressenti le patient pourra découvrir que celui-ci forme un véritable continum pycho-somatique sensible aux ambiances et à la contagion émotionnelle de l’empathie. Rendu ainsi plus conscient, son ressenti peut constituer un nouveau sens, une antenne qui le relie à cette dimension naturelle invisible de l’espace et du souffle qui fait plus que de l’entourer mais qui le touche et le traverse. Pour devenir un bon guide dans cette véritable conduite accompagnée menée par résonance empathique, l’ostéopathe doit avoir lui-même beaucoup sillonné les vastes territoires de sa propre perception.

Après avoir d’abord envisagé avec Tim Ingold et David Abram pourquoi la terre s’est tue pour nous, je vais ensuite tenter de partager avec vous l’expérience de perception fondatrice qui me fit découvrir la présence ‘’d’une mer autour de nous’ ’et le témoignage du Dr James Jealous DO qui en fut pour moi l’initiateur.

C’est cette profonde expérience de participation au monde vivant que l’ostéopathe peut ensuite partager silencieusement dans la relation thérapeutique qu’il établit avec le patient, son corps et le monde naturel.

Enfin pour approfondir et élargir la réflexion à propos de notre immersion dans ‘’la mer autour de nous’’ j’évoquerai le témoignage du peintre d’arbres Alexandre Hollan pour qui c’est bien cette « grande respiration de la nature qui rend l’arbre vivant » et justifie que, lorsqu’il peint des objets, il ne parle pas de nature morte mais de vie silencieuse, « Alliances entre le proche et le lointain »11.

POURQUOI LA TERRE S’EST TUE ?

Pour quelles raisons nous sentons-nous extérieurs à la nature et pourquoi ne parvenons-nous pas à prendre véritablement la mesure des crises écologiques auxquelles nous avons à faire face ?


Aspects les plus subtiles de la physiologie ‘’fluidiques ‘’ ou énergétiques qui contribuent au maintien ou à la restauration de la santé. C’est une description très fine des perceptions qu’un ostéopathe formé à l’ostéopathie crânienne découvre et utilise tout au long de son odyssée professionnelle.
11 Trois chevaux, Paris, Gallimard, 2001, 142 p.

Cela résulte principalement et individuellement d’un déni ou d’une incapacité à en ressentir réellement et physiquement l’urgence. Si « nous ne croyons pas ce que nous savons »12, c’est parce que nous ne le sentons pas. Ainsi, seules les canicules répétées subies de ces dernières années ont commencé à faire prendre conscience au public de l’imminence d’une catastrophe climatique et de l’existence de points de bascule au-delà desquels le système terre pourrait s’engager vers la trajectoire mortelle d’une terre étuve13.

Pour beaucoup d’auteurs comme Tim Ingold14 ou David Abram15, notre impuissance à réagir résulte de notre profond éloignement avec une nature dont nous n’avons plus vraiment conscience de faire partie et que nous habitons sur le mode de l’occupation en étant devenus sourds à son langage.
Pour l’anthropologue Tim Ingold nous habitons bien le monde sur le mode de l’occupation en le réduisant à n’être qu’un environnement. Un ‘’autour de nous’’ au sein duquel nous serions des cellules autonomes et étanches. Pour Ingold, c’est en réalité « le cheminement itinérant (wayfaring) qui est le mode fondamental par lequel les êtres vivants habitent la terre. Chacun de ces êtres doit ainsi être imaginé comme la ligne16 de son mouvement ou, plus réalistement, comme un ensemble de lignes »17

Ainsi souhaite-t ’il « Que les êtres ne se contentent pas d’occuper le monde, mais qu’ils l’habitent, et que ce faisant ‒ en tramant leurs propres cheminements le long de son maillage ‒ ils contribuent à son tissage incessant et toujours renouvelé » Ainsi l’environnement n’est plus conçu comme ce qui entoure l’organisme mais comme un ‘’domaine d’enchevêtrement’’ façonné par les activités et les trajectoires des êtres vivants et qui les façonne en retour.


12 Jean-Pierre Dupuy, 2002, Pour un catastrophisme éclairé, Paris, Seuil, p. 142.
13 Steffen W et al 2018 « Trajectories of the Earth System in the Anthropocene » PNAS
14 Tim Inglod (1948) est professeur au département d’anthropologie à l’université d’Aberdeen en Écosse depuis 1999. Sa pensée, son itinéraire et ses méthodes sont très originales, aux frontières de la phénoménologie, des sciences de la nature et des arts – qui sont pour cet artisan autant de manières d’explorer notre environnement. Aussi bénéficie- t-il d’un grand prestige dans le monde entier. Il est connu en France par les lecteurs de la « nouvelle anthropologie » (Descola, Latour, Gell, Viveiros de Castro) ; très peu de ses textes sont traduits en français.
Parmi les ouvrages traduits en français :

  • Une brève histoire des lignes. 2011. Traduit de l’anglais par Sophie Renaut. Éditions Zones Sensibles.
  • Marcher avec les dragons. 2013. Traduit de l’anglais par Pierre Madelin. Éditions Zones Sensibles.
  • Faire – Anthropologie, Archéologie, Art et Architecture. 2017. Éditions Dehors.

15 David Abram (1957) est un philosophe américain écologiste connu pour son travail, reliant la phénoménologie de Merleau- Ponty aux problèmes environnementaux et écologiques. Il est l’auteur de Becoming Animal : An Earthly Cosmology non traduit et de The Spell of the Sensuous: Perception and Language in a More-than-Human World (1996), traduit en 2013 sous le titre de Comment la terre s’est tue, pour une écologie des sens par la philosophe des sciences belge Isabelle Stengers. Dans ce livre, Abram retrace ses expériences personnelles avec des magiciens traditionnels balinais et des moments de communication privilégiés, d’expériences vécues avec la nature, il y découvre que la nature ne cesse de nous parler mais que c’est nous qui ne savons plus l’écouter. Sa thèse très originale est, qu’entre autres causes telle que l’apparition de l’agriculture, c’est la création par les Juifs d’un alphabet puis son adoption par les Grecs qui fut un élément causal déterminant de l’éloignement entre l’homme et la nature.
16 Il écrit en ce sens : « Chez les Inuits, il suffit qu’une personne se mette en mouvement pour qu’elle devienne une ligne » Une brève histoire des lignes. 2011. Traduit de l’anglais par Sophie Renaut. Éditions Zones Sensibles.
17 Being Alive : Essays on Movement, Knowledge and Description, Londres, Routledge, 2011. page12

David Abram18 dans son livre, ‘’Pourquoi la terre s’est tue’’ fait quant à lui débuter notre surdité au langage de la nature, à la création de l’alphabet19 avec qui le temps est devenu un flux. Car c’est en fixant les récits de la tradition orale que l’écriture est devenue un artefact humain séparant les récits des lieux et l’homme de son environnement sensible.

Ainsi, « c’est seulement lorsque le texte écrit commença à parler que la voix de la forêt et de la rivière commencèrent à s’effacer. Et c’est seulement alors que le langage pût perdre son ancienne connexion avec le souffle invisible, l’esprit se séparer du vent, la psyché se dissocier de l’air environnant » p 324.

Pour David Abram « Que cette nouvelle sensibilité en soit venue à se considérer comme une intelligence isolée, située dans le corps matériel n’est compréhensible qu’en relation avec l’oubli de l’air, l’oubli de ce médium sensuel mais invisible qui ne cesse de fluer dans et hors du corps respirant, liant les profondeurs insaisissables en nous avec les profondeurs insondables qui nous entourent. »

Et il ajoute

« C’est seulement lorsque nous commençons, à nouveau, à faire attention à notre immersion dans l’air invisible, à en faire l’expérience, que nous commençons à nous souvenir de ce que signifie être pleinement partie du monde.» p 330

Enfin, il conclut par un appel à un éveil sensible au présent sensoriel.

« Une approche réellement écologique ne cherche pas à atteindre un avenir envisagé mentalement mais s’efforce de participer, avec toujours plus d’acuité, au présent sensoriel. Elle s’efforce de devenir toujours plus éveillée, sensible aux autres vies, aux autres modes de conscience et de sensibilité qui nous entourent dans le champ ouvert du moment présent. Car les animaux et les nuages qui s’assemblent n’existent pas dans un temps linéaire. Nous ne les rencontrons que lorsque la poussée du temps historique commence à s’ouvrir à l’extérieur, lorsque nous sortons de nos têtes et participons aux cycles de vie de la terre autour de nous. Cette étendue sauvage possède son propre temps, ses rythmes d’aube et de crépuscule, ses saisons de gestation, de bourgeonnement et de floraison. C’est ici, et non dans le temps linéaire, que les corbeaux résident. »20


18 Je dois la découverte de cet auteur au Dr James Jealous DO qui en 1997 alors que nous commencions à suivre son enseignement du modèle biodynamique de l’ostéopathie nous encouragea vivement à lire le livre ‘ The Spell of the Sensuous: Perception and Language in a More-than-Human World (1996), traduit en 2013 sous le titre de Comment la terre s’est tue, pour une écologie des sens.
19 Les Grecs à la différence des Hébreux donnèrent aux voyelles une forme écrite fixant ainsi le sens du texte. En effet pour un lecteur hébreu, un texte traditionnel n’exprime jamais une seule et même chose pour la simple raison que, chaque fois qu’un lecteur le reprend, les mots et donc la signification d’un texte écrit en consonnes peuvent varier de manière subtile. « Les scribes grecs, en transposant ainsi l’invisible dans le registre du visible, ont donc bel et bien dissous le pouvoir primordial de l’air. » p 321
20 David Abram, Comment la terre s’est tue p 346 traduit de l’anglais par Didier Demorcy et Isabelle Stengers, Ed La Découverte 2013 Paris

L’ENSEIGNEMENT OSTEOPATHIQUE DU Dr WG SUTHERLAND DO

« Nous devons apprendre à communiquer et à coopérer avec les lois naturelles, non encadrées par des mains humaines »

21 William Garner Sutherland DO22

Si une médecine manuelle comme l’ostéopathie peut contribuer à ‘’désincarcérer’’ les patients d’une conception de la santé exclusivement ‘’somato-centrée’’ c’est en partageant avec eux l’expérience sensorielle d’une appartenance sensible à un monde naturel élargi. Le récit de ma propre découverte et initiation à cette réalité peut aider à mieux comprendre de quelle expérience de perception il s’agit là.

Ma vie et ma pratique d’ostéopathe ont radicalement changé lorsqu’en 1997 j’ai rencontré et commencé à suivre l’enseignement du Dr James Jealous DO. J’avais alors une dizaine d’années de pratique dans le domaine de l’ostéopathie dite dans le champ crânien qui est une approche douce et non-manipulative de la corp développée dès les années 30 par le Dr W G Sutherland (1873-1954). Cette approche dont j’avais reçu les rudiments dans le collège où j’avais effectué mes études, nous enseignait à écouter un mouvement rythmique involontaire animant les os du crâne et l’ensemble des tissus du corps. Ce mouvement respiratoire dit primaire, pour le distinguer de la respiration pulmonaire, était aussi comparé au mouvement de la Marée qui anime les océans et les mers. Afin de donner une base scientifiquement acceptable à ce qui ne pouvait qu’être ressenti mais pas démontré, de nombreuses recherches avaient conclu soit à l’existence d’une micro mobilité biomécanique articulaire au niveau des sutures unissant les os du du crâne ou au mieux, à l’existence et au rôle d’une onde vasculaire dite de Traub- Herring pulsant en rythme et animant une mobilité tissulaire globale23.Même si ces découvertes étaient encourageantes elles éclairaient peu nos observations cliniques et ne rendaient pas compte de l’ampleur et de la variété de ce que nous pouvions percevoir , tant ce que nous observions débordait du cadre rassurant d’un modèle d’explication bio- mécanique.

Ce que nous révéla le Dr James Jealous DO confirma nos doutes ! Soucieux de permettre à l’enseignement de l’ostéopathie dans le champ crânien de survivre aux USA, le Dr WG Sutherland DO puis ses élèves avaient dû, dès les années 50, rester discrets et allusifs sur la dimension subtile de leur pratique et de leurs observations. C’est l’essentiel de cet enseignement transmis directement de la main à la main par les élèves directs du Dr Sutherland que nous reçûmes de James durant 10 ans. Le point essentiel de cet enseignement dit biodynamique était que la force principale animant le mécanisme Crânio-sacré et tous les tissus du corps n’était pas réductible à la circulation d’une vague de liquide céphalo-rachidien circonscrite aux espaces cérébraux et neuro-méningé comme nous le pensions, mais était plutôt comparable à la force gravitationnelle qui se manifeste à travers le phénomène de la Marée océanique.

21 William Garner Sutherland DO ( 1873-1954) page 300 Contribution Of Thougt quoting Still page 3002 Autobiographie 22William Garner Sutherland est né le 27 mars 1873 dans une modeste famille de fermier d’origine écossaise. Journaliste à l’Austin Daily Herald, il rencontre l’ostéopathie à travers la guérison de son frère.
https://www.editions-sully.com/auteur.php?id=21 https://www.approche-tissulaire.fr/les-pionniers/48-source-ats
20 Keneth E Nelson , Nicette sergueff CM Lipinsky, AR Chapman : Cranial rhythmic impulse related to the Traube-Hering- Mayer oscillation: Comparing laser-Doppler flowmetry and palpation Article (PDF Available) in The Journal of the American Osteopathic Association 101(3):163-73 · April 2001 with 779 Reads Source: PubMedhttps://www.researchgate.net/publication/12006220_Cranial_rhythmic_impulse_related_to_the_Traube-Hering- Mayer_oscillation_Comparing_laser-Doppler_flowmetry_and_palpation

Cette force intelligente dans le patient était perceptible dans sa manifestation rythmique qui comme une marée respirait le corps tout entier sur un rythme de 2 à 3 cycles par minute.

« La marée n’est pas les vagues se déplaçant dans le fluide. C’est ce qui déplace les vagues, les façonne et les dirige. »

James Jealous D.O An Osteopathic Odyssée 7 novembre p 127

Alors que l’enseignement et les expériences de perception cliniques progressaient, James en déplaçant notre attention vers l’écoute de l’espace et de l’atmosphère environnante nous fit découvrir qu’un mouvement Marée, encore plus profond et plus lent que celui que nous percevions dans le corps, s’étendait au-delà du patient et de la pièce dans laquelle nous nous trouvions. Cette longue Marée traversait tout et se révélait comme une grande respiration de la nature et parfois lorsqu’elle s’immobilisait comme un profond et régénérateur moment de silence et de paix .C’est là que nous comprîmes que pour pratiquer authentiquement l’ostéopathie nous devions apprendre à nous relier et à synchroniser notre attention à ce grand principe de vie , à la force invisible et omniprésente de cette grande marée dont nous découvrions émerveillés la présence aussi bien à l’intérieur et qu’à l’extérieur du patient. Celle-ci pouvait jouer le rôle d’un levier correcteur à la fois toujours juste dans sa puissance et intelligent dans sa capacité de guider pour nous le corps du patient vers des points et des moments d’équilibre et d’immobilité profondément thérapeutiques. La découverte de cette grande respiration de la nature ou pour reprendre la métaphore maritime du Dr Sutherland de la Marée changea ainsi radicalement mon point de vue sur notre lien avec l’environnement naturel en devenant l’expérience vécue traitement après traitement d’une immersion partagée avec le patient dans une véritable ‘’Mer autour de nous’’.

LA MAREE ET LA MER AUTOUR DE NOUS

« La nature n’est pas figée mais fluide. L’esprit la modifie, la modèle et l’accomplit. L’immobilité de la nature et son caractère brut marquent l’absence d’esprit ; pour le pur esprit, elle est fluide, elle est docile. Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel. C’est pour vous que le phénomène est parfait. Il n’est rien que nous puissions voir, sinon ce que nous sommes. » Ralph Waldo Emerson24

Le Dr Sutherland DO a utilisé une métaphore maritime, ’the sea around us’’ la mer autour de nous, au début des années cinquante alors qu’il habitait en Californie au bord de l’océan pacifique pour évoquer la présence de la grande respiration de la nature . C’est la lecture du livre de l’écologiste américaine Rachel Carson (1907-1964)25 qui lui a soufflé cette image. Il la cite dans une lettre destinée aux enseignants de sa faculté ,’’le faisceau du phare’’ : le 4 aout 51                                         « il n’est pas dans tout l’océan même au plus profond des abysses une seule goutte qui ne connaisse ni ne réponde aux forces mystérieuses qui créent la marée ; aucune force agissant sur la mer n’est plus importante. » Cette mer qui nous entoure » Rachel Carson                                 Stock 1962 p 182


24 La nature, p90 ed Allia Paris 2019
25 Rachel Louise Carson, née à Pittsburgh le 27 mai 1907 et morte le 14 avril 1964 à Silver Spring, est une biologiste marine et écologiste américaine.

Sentir la Présence de cette force est au cœur de l’expérience ostéopathique dans le champ crânien. C’est donc à mon principal mentor, le Dr James Jealous DO que je dois d’y avoir été initié en 1997. Mon point de vue sur la nature même de l’acte de percevoir le corps et ses rythmes en fut transformé et la découverte de la présence d’une grande respiration de la nature me bouleversa profondément. Alors que nous étions entraînés à palper sentir et à percevoir directement à travers nos mains en focalisant notre attention uniquement sur le patient il nous demanda d’élargir notre écoute en écoutant la pièce dans laquelle se déroulait le séminaire. Sa proposition inattendue nous surprit d’abord, mais lorsque nous la mîmes en œuvre nous eûmes, après un temps suffisant de stabilisation de notre attention, la surprise de ressentir que notre attention d’abord exclusivement tournée sur le patient parvenait en s’arrachant à cette focalisation à s’en libérer puis à parvenir à une conscience élargie et homogène de la pièce et du patient.

Dans la suite de cette expérience, il nous était indiqué que celle-ci serait facilitée si nous parvenions à trouver dans cet espace élargi un endroit plus immobile, plus tranquille et plus silencieux. En dirigeant notre attention dans la direction de ce silence immobile, nous pouvions ressentir notre esprit ralentir son rythme de pensée, se tranquilliser et s’immobiliser. Après ce temps d’immobilisation de l’attention profondément apaisant et régénérateur l’esprit put ensuite faire l’expérience singulière de l’émergence d’une autre respiration, d’un souffle ample et subtil emplissant toute la pièce et prenant l’ascendant sur notre propre respiration thoracique. Nous nous sentîmes alors respirés par cette grande et longue respiration. Nous prenions conscience que cette respiration était celle d’une présence en nous et tout autour de nous qui débordait les limites étroites de la pièce dans laquelle nous nous trouvions. Les murs de la pièce semblaient s’évanouir pour faire place à la présence d’un immense continuum, d’une immense respiration de la nature présente tout autour de nous, d’une ‘’mer autour de nous’’ respirant alors beaucoup plus lentement au rythme d’une Grande Marée.

Le Dr James Jealous évoquant la présence de cette grande respiration, nous parla ensuite du témoignage de Sir Laurens Van Der Post au sujet des Bochimans vivants dans le désert du Kalahari. Ce petit peuple aborigène est le plus ancien peuple d’Afrique dont le mode de vie de chasseurs cueilleurs et l’extraordinaire culture vieille de 50000 ans , dont Sir Laurens Van Der Post qui les avait connus enfant fut un infatigable défenseur, témoigne d’une relation très profonde à la nature et sa grande respiration. En effet les Bochimans ne supportaient pas de vivre dans une maison avec des murs et un toit car cela les rendait très malheureux d’être coupés et isolés du souffle de vie venant de l’horizon dont ils avaient besoin de ressentir la respiration jusque dans leurs os pour se sentir pleinement vivants.

Je souhaite maintenant céder la parole à celui qui m’a permis de vivre cette expérience et qui a alors bouleversé ma vie d’ostéopathe. Le texte qui suit est la traduction inédite en français du discours qu’il fit lire en 2002 lors de la Sutherland Mémorial Lecture. Cet hommage mémoriel au fondateur de l’ostéopathie crânienne se déroule traditionnellement durant la convention annuelle de l’Académie américaine d’ostéopathe Crânienne en juin de chaque année. C’est un honneur particulier que la profession confère à ceux qui ont le mieux contribuer à son enrichissement. Si le magnifique témoignage du Dr James Jealous DO, dont la profondeur ne se révèle pas lors de la première lecture, s’adresse d’abord à des ostéopathes, il exprime mieux que tout autre la véritable dimension participative de l’expérience ostéopathique.

LA MER AUTOUR DE NOUS

Sutherland Mémorial Lecture de James Jealous DO lors de la convention de L’Osteopathic Cranial Academy de 200226

« Dans son message spectaculaire, Rachel Carson nous raconte une vérité extrêmement profonde sur la nature et la vie. Dans son livre « La mer autour de nous27 » elle dépasse presque la limite de notre imagination lorsqu’elle nous parle du modelage liquide des roches qui fluctuent dans une grande Marée. Une mer qui a laissé son empreinte dans les pierres durcies.

Qui pourrait imaginer toutes les montagnes de la terre comme une mer liquide animée par une grande marée ? Le spectacle de la chaleur, de la liquéfaction et de la transmutation dépasse notre imagination. Et il en va de même avec la nature. Elle est sage et imprévisible. Et il en est de même avec le Divin, un Mystère d’Amour inimaginable qui nous plonge toujours dans l’inattendu au-delà de nos imaginations.

Ainsi en est-il de l‘ostéopathie. Il semble bien que dès que l’on s’installe dans un système de croyance confortable, notre point de vue doit être ébranlé. Celui-ci est alors amené vers une compréhension plus profonde et plus riche. Toute notre vie change. Nous sommes tous sur un navire en mer, sans port de destination connu. Le Dr Sutherland vivait ainsi au bord d’une mer inconnue.

Dans un effort pour commémorer William Sutherland, je voudrais réfléchir et commenter la présence de la respiration primaire comme une mer autour de nous. Mon objectif est de partager mon histoire dans l’espoir qu’elle confortera ceux qui ont un profond sentiment d’Amour pour la nature et Dieu, comme étant le creuset, dans lequel nous vivons. L’homme s’est audacieusement éloigné de son environnement naturel et a polarisé le Divin en un dogme éhonté. Malgré nos croyances catégoriques, la nature a une plus grande sagesse que l’homme et en particulier que la race humaine dont les manipulations environnementales sont un échec.

La mer qui nous entoure et sa variété infinie de mouvements et d’expressions est notre environnement naturel. Notre conscience est un état d’esprit naturel. Notre émergence en elle crée l’unité.

L’épouse du Dr Sutherland a créé pour lui une peinture à l’huile. C’était apparemment sa compréhension de la marée. Ce que l’on m’a dit, c’est que ce tableau était une maison sous la mer. Toutes les portes et fenêtres étaient ouvertes et quelque part étaient inscrits les mots « il y a plusieurs demeures dans la maison de mon père »28. Depuis le milieu des années 70, cette image est entrée dans ma vie comme une énigme, une inspiration et un fait. Cette image m’a réconforté lorsque la vie était trop grande pour être sondée, et finalement cette mer autour de nous est devenue réelle pour moi.


26 Traduction de Emmanuel Roche DO
27 Rachel Carson (1907-1964). La mer autour de nous (collection domaine sauvage, Wild Project Editions, 17 mai 2019) »
28 Bible Jean 14 :2 « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père. » louis Segondy Bible

La mer qui nous entoure est plus qu’un silence profond. Sa présence est Amour. Le récit de la façon dont cela s’est produit, je ne peux pas le dire parce que je ne peux pas identifier les actes perceptifs spécifiques qui l’ont amené à se mettre en place pour moi. Cela est venu soudainement, mais depuis, c’est toujours là. Même sans la percevoir, on sait encore que la mer et son infinité sont présentes. La mer qui nous entoure est notre source essentielle de nourriture, d’amour et de devenir.

Ce processus de vie palpable crée un changement en soi sans équivalent avec aucune autre forme de guérison. On devient simplement entier, transparent et complet. On est impressionné par la communion intime de la vie et ses effets sur notre densité, notre destin et notre capacité de changement.

L’ostéopathie commence pour nous sous nos mains ou entre nos mains. Nous apprenons à ressentir la résistance et à interagir avec elle. Nous allons jusqu’aux barrières de résistance, lentement, rapidement, facilement et parfois avec frustration. Si nous avons de la chance, quelqu’un nous donne le choix entre barrière de résistance et direction de facilité. Si nous persistons, que le mouvement engendre plus de mouvement et que l’ensemble déplace la partie et que le point final du traitement n’est pas la libération articulaire, mais un changement dans l’ensemble du patient. nous apprenons

J’ai commencé le travail en ostéopathie dans le champ crânien en croyant que la respiration primaire était à l’intérieur du patient. Ce à propos de quoi, personne à l’époque, ne pouvait s’entendre. Comment cela pouvait-il être une autre activité que celle modulée par le système nerveux central, personne ne pouvait le dire. La seule résolution commune était de poursuivre l’étude plus loin : alors de petites tribus émergeaient, des groupes se formaient et se disputaient sur les os, le fluide et la puissance ; toute une gamme de frustration est apparue et l’on s’est senti obligé de rechercher et d’explorer toutes ces idées. Pourquoi ? Parce que les patients répondaient à ce traitement. Les résultats cliniques reflétaient une vérité plus profonde. Os, fluides, puissance, de couches en couches, il apparaissait toujours plus de précision. De tous ces mouvements lequel est le plus thérapeutique ? Quelle vague est la vague ? Des thèmes convergents, des applications divergentes. Toujours plus de physique et des mystères donc toujours plus cachés. Où est le fulcrum ? Nous apprenons et apprenons, les patients guérissent, nous nous trouvons confrontés à des cas de plus en plus difficiles et à un ego qui se sent menacé alors qu’il cesse d’être la force derrière le savoir et l’action.

Apparaissent alors ces moments de vérité, lorsque l’inattendu fait irruption dans le traitement et brise le sens que nous avions précédemment de ce qu’est la respiration primaire.

Le mouvement inattendu de quelque chose en dehors du patient ; peut-être un silence, peut-être un fulcrum éloigné. On cherche des réponses. Certes, W.G.Sutherland et ses étudiants nous ont laissé entendre que la respiration primaire n’est pas à l’intérieur du patient. Les années passent entre les questions et les réponses. Notre point de référence pendant le traitement se déplace de l’intérieur vers l’extérieur du patient. La présence extérieure de respiration primaire pénètre dans notre vie à d’autres moments que durant le traitement. La découverte

de la présence de la mer autour de nous nous accompagne dans le désert. Elle nous accompagne dans les moments bénis auprès de personnes au cœur pur et lorsque lentement la mer se fond dans nos cœurs. Quelque chose en dehors de nous commence à créer notre « conscience du moment » et cette conscience créée nous permet de servir. Conscience n’est pas un outil à utiliser, mais un élément de sagesse qui reflète, On commence lentement à comprendre que notre comme un miroir, la mer qui nous entoure.

On découvre que notre conscience a été transformée par la marée, qu’elle est tenue par la marée et qu’elle peut être emportée par la marée. En d’autres termes, notre niveau de compétence ne dure que tant que la marée la retient, puis le moment passe. L’avenir n’est pas garanti. Dans chaque traitement, on commence en tant que débutant et parfois la mer, son silence et sa présence, émergent et parfois, il y a un élément de simplicité qui rend le traitement bref.

Parfois, on entre dans un ‘’stillpoint’’29 qui semble remplir chaque point entre soi et l’horizon. Le moment dure toute la journée et toute la nuit, même la nuit, on sent cette grande mer autour de nous tous. Parfois, elle recule, parfois elle reflue avec un silence aussi profond que jamais. Parfois, elle arrive à terre, pleine de la présence qui nous crée et nous soutient. Il nous est alors donné une vie de service.

Je n’ai jamais vu cette peinture de la maison sous la mer, mais elle a servi à me soutenir lorsque ma raison a été fracturée par la réalité. J’espère que mes commentaires aideront à maintenir sa mémoire. Le souvenir de la maison sous la mer ouvrira toutes les portes et fenêtres, la présence des marées, les eaux se déplaçant sans rythme.

Arrêtons-nous et faisons une pause sur l’image de ce tableau. Toutes les portes et fenêtres sont ouvertes et la grande mer de l’amour passe à travers, mais qui donc, ouvre les portes et les fenêtres ?

Arrêtons-nous un moment … La réponse vit à Jamais. Des Moines, Iowa »

ALEXANDER HOLLAN ET LA GRANDE RESPIRATION DE LA NATURE

Le récit du Dr James Jealous DO dit bien le pouvoir d’évocation d’un tableau.
Aussi pour compléter notre réflexion et élargir notre point de vue en le déplaçant, il m’a semblé intéressant de partager avec vous la parole de l’artiste peintre Alexander Hollan30 qui se consacre depuis la fin des années cinquante à peindre et dessiner les arbres en allant comme il le dit au motif, c’est-à-dire dans la nature.


29 Le Stillpoint désigne le moment durant lequel l’ostéopathe ressent et observe à la suite d’une écoute subtile et d’une équilibration des forces présentes dans un champs lésionnel ou dans l’intégralité du patient d’abord l’arrêt de tout mouvement puis la disparition des tensions et enfin l’apparition d’une force silencieuse très pure et vivifiante qui en pénétrant au cœur du déséquilibre réharmonise et régénère profondément la capacité d’auto-guérison du patient.
30 « Alexandre Hollan est né à Budapest en 1933. Il vit en France depuis 1956 et a suivi à Paris l’enseignement des écoles des Beaux-arts et des arts décoratifs. Il partage son temps entre les garrigues du Languedoc et ses ateliers de Paris et Ivry. » http://www.galeriemirabilia.fr/artistes/Alexandre-Hollan/biographie-36.html
Alexandre Hollan, le peintre des arbres : https://www.youtube.com/watch?v=Cv2hICxriuA
Alexandre Hollan, Arbres et vies silencieuses 2002 :https://www.youtube.com/watch?v=He2CmJ4cGAw

A travers son témoignage nous pourrons approcher sans bruit la réalité de la vie en mouvement, de la silencieuse présence que nous partageons avec les arbres au tempo de la grande respiration de la nature.

« Je vais essayer de vous décrire cette expérience qui se cherche en moi depuis des dizaines d’années, pleine d’échecs et d’imperfections. À un moment que je ne peux prévoir, l’arbre m’arrête, me surprend, me touche. Le regard et la sensation se reconnaissent en lui, ils reconnaissent la vie, une vie qui nous manque.

Cette vie est en mouvement. Elle a une force tranquille, qui me traverse, me fait du bien, me calme. Je ne pense plus à mes projets, à mes soucis et inquiétudes. Je dessine. L’arbre est encore là, je le vois, je le sens. Il m’observe, il est dans le fusain, dans le trait, dans l’attention. Cette attention est encore fragile, se laisse prendre par des détails, des effets, « pour faire joli». L’arbre rappelle. Il m’aide à retrouver le mouvement de la vie, qui le traverse. Je commence à sentir plus profondément le rythme, le tempo de cette grande respiration de la nature. Elle permet au regard de toucher, de voir plus précisément les formes qui bougent.

C’est un mouvement presque invisible, mais que la sensation suit. Cette sensation peut habiter le feuillage, percevoir l’espace qui le traverse comme une matérialité plus fine (le « vide »). Quand le regard se calme, je peux rentrer de plus en plus dans la grandeur de la nature, me retrouver faisant partie d’elle. L’« égo » qui d’habitude réagit, exagère, s’agite, commente, s’inquiète, trouve sa place, obéit et aide de toute sa force. La Nature dans ces moments est reconnue par une conscience instinctive sans mots, une vie profonde, dont je suis coupé dans le reste de mon existence. Je la pressens comme un monde sans forme, le non- conscient dans sa pureté : l’inconnu. Dans cette expérience, l’arbre est mon guide, mon maître ·. »31

PASSER DE LA NATURE MORTE A LA VIE SILENCIEUSE DES OBJETS

« Alors l’esprit ne regarde ni en avant ni en arrière. Le présent seul est notre bonheur » Goethe, Faust ii, acte II
« C’est la respiration qui rend l’arbre vivant » Alexander Hollan

En hiver Alexandre Hollan ne peint pas d’arbre mais des natures morts dans le style de l’œuvre du peintre Italien Giorgo Morandi (1890-1964). Dans le chapitre intitulé, De la vie des choses, on apprend qu’Alexander Hollan préfère à l’expression générique française : « nature morte » celle de « vie silencieuse » traduction plus proche de l’allemand « Stillben » de l’anglais « still-life » et même du hongrois « csendélet » qu’il explicite ainsi :

« Il se dégage des objets une mystérieuse présence qui nous plonge dans la contemplation où ils perdent leur fonction habituelle (la cruche n’est pas ici pour contenir du lait, le fruit pour être mangé). A une faible distance émane de tout objet – surtout vieilli par le temps, le travail, l’usure – une présence qui peut être reconnue comme intérieure tout en permettant par son poids, sa matière, sa couleur, une possibilité très sensuelle, très matérielle de l’éprouver. »


31Alexander Hollan, avant-propos p 9 « Les arbres et le ciel » catalogue de l’exposition du peintre Mathieu Wührmann et du poète Jean Pierre Lemaire Ed Lienart

Ainsi même de la matière inerte et minérale émane la présence d’une vie immobile et silencieuse. La notion de Still-Life ou de Stillben, et de vie silencieuse est très intéressante pour un ostéopathe et ce à plusieurs titres. D’abord parce que le mot Still que l’on traduit en anglais par immobilité ou tranquillité évoque surtout pour un ostéopathe le nom même du fondateur de l’ostéopathie le Dr Andrew Taylor Still.
Puis parce que, c’est durant ces moments de suspension de la respiration des fluides et des tissus du corps que la Santé comme un souffle de vie semble capable de pénétrer et de profondément régénérer les capacités d’auto-guérison du corps. C’est ce qu’enseigne cette retranscription inédite de l’enregistrement d’un cours donné en 1949 par le Dr WG Sutherland DO à son groupe de travail de Rhode Island .32

« Si vous preniez un verre d’eau et le posez sur cette table et que vous la secouiez, l’eau déborderait, ce qui n’est pas souhaitable. Mais si je prenais ma main et donnais une vibration transmise à partir de mon épaule, pas ici, mais une vibration transmise, vous verriez cette eau monter au centre en tremblant. C’est ce que je veux que vous voyiez dans la puissance de cette marée de liquide céphalo- rachidien, et non pas dans cette fluctuation de haut en bas pendant l’inspiration et l’expiration. Avant que vous n’arriviez à un point d’équilibre entre inspiration et expiration, à mi-parcours, nous avons une brève période au cours de laquelle votre diaphragme bouge simplement, doucement, comme cela, un fulcrum. Et puis vous aurez la même vibration au centre de votre marée, le point où vous pourriez dire que vous parvenez à ce qui est connu dans un psaume comme une petite voix tranquille (Still)33. Vous avez entendu le psaume « Restez immobile et sachez que je suis »34. Avez-vous compris ? C’est la tranquillité de la marée, pas les vagues orageuses qui se dirigent sur la rive. Et ainsi, en tant que mécanicien du corps humain ; si nous comprenons ce principe mécanique de cette fluctuation de la marée, comment pouvons-nous la réduire à cette courte période rythmique qui immobilise la marée. Et alors, vous commencez à comprendre quelque chose sur la vague de fond de l’océan et la différenciation de la marée, des vagues et ainsi de suite. »

Il ajoutait plus loin :

« Dans la science de l’ostéopathie le Dr Still savait, mais hésitait, parce qu’il fallait préparer le terrain avant de pouvoir semer la graine. Pourtant, il avait planté la graine et le concept crânien avait même commencé à germer avant qu’il quitte la vie terrestre active. Il pensait que la tête ne cesserait jamais de tourner.35 L’étymologie même du mot Still est pleine d’enseignement. Le terme

« Immobilité » est la traduction commune mais incomplète du mot anglais stillness. En effet, stillness, outre l’idée d’immobilité, évoque également le sentiment de tranquillité et de calme. Sa racine indoeuropéenne, ST(h)el36 que l’on retrouve dans les mots Stèle, stylos (colonne), stolon (tige) porte principalement l’idée d’élévation et indique que le chemin menant à l’expérience de la tranquillité, au


32 Willliam Garner Sutherland, ‘’ The Tide’’ May 10, 1949 Rhode Island Study group. Traduction de Emmanuel Roche.
33 W G Sutherland fait ici référence au Psaume 46 :10 New King James « Be still and know that l am god ; I will be exalted among the nations , I will be exalted in the Earth » Ce psaume était si important pour lui et son épouse Adah qu’ils firent inscrire la première partie , ‘’Be still and know’’ , sur la tombe de WG Sutherland puis la suite ‘’That l’am god’’ sur celle de Adah Sutherland.
34 En français dans la bible de Jérusalem ce passage du psaume 46 est ainsi traduit : ‘’ arrêtez, connaissez que moi, je suis Dieu’’
35 WG Sutherland fut un élève direct du Dr AT Still en 1900.
36 Cf. R. Grandsaignes d’Hauterive : Dictionnaire des racines des langues européennes, p 205 Ed Larousse ISBN : 2-03- 340335-1.

Calme et à la connaissance, passe par l’élévation préalable de l’esprit qui ne peut être que le fruit d’une immobilisation du mental et d’un abandon de la prétention à connaître par soi-même afin que s’éveille une autre conscience.37

CONCLUSION

Au fond l’on pourrait dire pour conclure et ouvrir notre perspective que l’homme peut sortir de l’illusion de vivre séparé de la nature en se reliant à la présence sensible à la fois immobile et mouvante de la mer autour de nous et en apprenant comme l’arbre tranquille et immobile, à sceller une alliance entre le proche et le lointain.

Ainsi que l’exprime magnifiquement l’écrivain Italien Erri De lucca :

« Un arbre a besoin de deux choses : de substance sous terre, et de beauté extérieure. Ce sont des créatures concrètes mais poussées par une force d’élégance. La beauté qui leur est nécessaire, c’est du vent, de la lumière, des grillons, des fourmis et une visée d’étoiles vers lesquelles pointer la formule des branches. Le moteur qui pousse la lymphe vers le haut dans les arbres, c’est la beauté, car seule la beauté dans la nature s’oppose à la gravité. Sans beauté l’arbre ne veut pas. C’est pourquoi je m’arrête à un endroit du champ et je lui demande : « ici, tu veux ? » Je n’attends pas de réponse, de signe dans la main qui tient son tronc, mais j’aime dire un mot à l’arbre. Lui sent les bords, les horizons et cherche l’endroit exact pour pousser. Un arbre écoute les comètes, les planètes, les amas et les essaims. Il sent les tempêtes sur les soleils et les cigales sur lui avec une attention de veilleur. Un arbre est une alliance entre le proche et le lointain parfait. »

Erri de Luca38 (trois chevaux)39

37Dans son livre ‘’ An osteopathic Odyssée’’ le Dr James Jealous DO précise le sens que l’on doit attribuer à ce passage du Psaume 46 : ‘’ Be still is ‘rapha in Hebrew ; it means to become or let it drop …drop what ? Drop your claims on knowing, your will, your self-centering. God gives us the neutrality and transparency and being to hear his voice ; this is considered by the great masters to be almost the final step in becoming . It is not a flux of our will to ‘’be still and know’’ held by our intention , it is a miraculous openng into the Mystery of the Divine.
Être immobile est ‘rapha’ en hébreu; cela signifie devenir ou laisser tomber… laisser tomber quoi? Lâchez vos prétentions sur la connaissance, votre volonté, votre auto-centrage. Dieu nous donne la neutralité, la transparence et l’être pour entendre sa voix; cela est considéré par les grands maîtres comme étant presque la dernière étape du devenir. «Arrêtez et connaître »ne depend pas de notre volonté , c’est une ouverture miraculeuse dans le Mystère du Divin.
38Erri De Luca (né Enrico De Luca1 le 20 mai 1950 à Naples) est un écrivain, poète et traducteur italien contemporain. Il a obtenu en 2002 le prix Femina étranger pour son livre Montedidio et le Prix européen de littérature en 2013 ainsi que le Prix Ulysse pour l’ensemble de son œuvre .https://fr.wikipedia.org/wiki/Erri_De_Luca
39Trois chevaux, Paris, Gallimard, 2001, 142 p.

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